La petite histoire


   
Une femme, amnésique. A la recherche de son identité profonde.
Ouverte devant elle, une garde-robe, sa garde-robe, remplie, de questions, mais peut-être aussi de réponses. Cette petite robe noire pourra-t-elle lui dire qui elle est dans la vie, dans la société ? Autant de vêtements à sa taille, des pièces de toute sorte, de tout style lui semble-t-il, blouses, vestes, jupes et pantalons, chaussures, sacs et accessoires, portés par autant de cintres, sans hiérarchie ni ordre apparent. Pour mieux s’y retrouver et les découvrir, elle les range par ensemble, en réunissant les pièces coordonnées : cette veste à col tailleur Prince de Galles avec la jupe droite du même tissu, blouse froufroutante en satin de soie à pois avec une jupe noire virevoltante, un pantalon de jeans taille basse avec un haut en maille à encolure bateau ... Ce classement lui semble facile, mais pour autant pas naturel. Au fil de ce panorama vestimentaire, les suggestions se succèdent et se mêlent : serait-elle femme d’affaires, assistante commerciale, commerçante, enseignante, ou une femme à double vie comme le pourrait le laisser penser le contraste entre les styles de certaines de ses tenues ? Au vertige de ces évocations vestimentaires, elle se laisse aller à rêver. Mais la réalité lui reste voilée. Alors agir, porter ces vêtements et s’y montrer aux regards des autres.
 

 

 

Premier jour, première expérience : celle du tailleur pantalon. Une veste droite épaulée en drap de laine gris, un pantalon à pinces et au pli marqué, assortis d’un pull chaussette et d’un collier et de boucles d’oreilles griffés. Son miroir consulté dans l’intimité du dressing lui renvoie une silhouette élégante dont les lignes appuyées accentuent la rigueur de son apparence. Première sortie dans le monde. Les regards de la rue lui renvoient qu’elle est une femme respectable et enviée, se détachant rapidement d’elle, dans une distanciation socialement codifiée. Un autre jour, une autre tenue : jupe courte et fendue, cache-coeur douillet lacé, bottes cavalières. Son miroir n’apporte pas d’autre réponse que le fait que cet ensemble lui sied tout autant que le précédent, avec des lignes plus fluides qui la font paraître plus menue et la protègent moins.

 

Au dehors, davantage de sourires esquissés, des regards qui se laissent aller à insister puis tendent à fuir, dans une ambiguïté bien décelable. Les jours passent, les tenues défilent sous son regard et ceux des autres, mais les questions restent : femme d’affaires peut-être, “ midinette ” encore, tout semble lui aller et ne jamais surprendre la foule, ne déroutant qu’elle, et pourtant ... Des débuts de réponses interprétés à l’épreuve des regards, mais pas celle du bonheur. Elle ne se sent elle-même dans aucune de ces tenues qu’elle a coordonnées selon des règles qui lui paraissaient implicites, nul doute que ce sont des vêtements élégants qu’elle a pu prendre plaisir à acquérir, mais elle n’éprouve pas d’émotion à les revêtir de la sorte.

L’aube d’un nouveau jour devant sa garde-robe. Alors elle dérange cet ordre établi, dissocie les ensembles, décoordonne les matières et les longueurs, contrarie les règles d’accord primaire des couleurs, jusqu’à ressentir une émotion nouvelle, se laissant porter par le désir qui l’habite et l’humeur de liberté de ce nouveau jour. Oui ce pantalon strict qu’elle portait au premier jour, mais pas avec cette veste. Elle a remarqué dans la commode de la chambre une veste de pyjama particulièrement seyante aux motifs doucement roses de toile de Jouy, il sera une charmante blouse. Et comme tout cela manque d’un “ je ne sais quoi ”, ce long lacet finira gaiement en triple ceinture, comme un trait de coloriage improvisé sur le gris de la flanelle. C’est toujours bien elle lui dit son miroir et pourtant aujourd’hui différente car elle se retrouve. “ Qui suis-je donc quand je porte ce vêtement ? ”. La question posée n’était donc pas la bonne. Qui, elle ne le sait toujours pas, mais ce petit jeu de mélange la met en harmonie avec elle-même, avec un extérieur qui répond à son désir intérieur. Les regards de la rue multiplient les interrogations, mais ils prennent une autre dimension, plus légère et accessoire. Car finalement peu importe qui elle est aux yeux de son miroir ou aux yeux du monde, elle est vivante, aujourd’hui en dentelles, demain en chiffons, un peu paysanne, un peu princesse, à nulle autre pareille, essentiellement femme et parée au gré de son humeur pour saisir les occasions du bonheur.

(c) Isabelle F. 2001